Alain-Gérard Slama pour le CEDS qui répond à nos questions sur le confinement

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Pas de confinement pour les idées au CEDS : Interview d’Alain- Gérard Slama

Photo d'Alain-Gérard Slama

Quelques mots sur Alain-Gérard Slama :

Sur la photo, à droite, aux côtés d’Alain Juppé, lors du colloque de Réforme et Modernité le 4 mars 2009. Alain-Gérard Slama est président de la Fondation de l’École Normale Supérieure, vice-président du groupe des personnalités qualifiées au Conseil économique, social et environnemental, membre du Conseil d’analyse de la société auprès du Premier ministre, membre du Comité consultatif national d’éthique, membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, membre du conseil scientifique de la Fondation pour l’innovation politique, membre du jury du prix Alexis-de-Tocqueville. Il a aussi été membre du Rassemblement pour la République et du conseil d’orientation de l’Institut Montaigne. Il a été le titulaire de la direction d’études de culture générale à Sciences Po (IEP de Paris). Jusqu’en 2007, il y a été professeur d’histoire des idées politiques et il y est toujours maître de conférences en droit et en littérature. Par ailleurs directeur d’études au Collège interarmées de défense (École de guerre) de 1993 à 1996, Alain-Gérard Slama a été visiting fellow du St. Antony’s college de l’université d’Oxford et du Center for European Studies de l’université Harvard.


1) Monsieur Slama, que pensez-vous de cette situation de confinement ?

Je n’ignore pas qu’il est malséant de faire le procès des responsables d’une défaite au cœur de cette défaite. On court vite le risque de se discréditer soi-même en prenant le risque d’aviver les passions au détriment de boucs émissaires : le procès de Riom, intenté en février 1942 par le gouvernement de Vichy aux anciens dirigeants de la IIIe République, dut être abandonné en catastrophe deux mois après son ouverture. Le pire ennemi de la démocratie d’opinion est l’exploitation hâtive de l’information à chaud, et son corrélat quasi inévitable : le procès d’intention. Punir, disent-ils, avant même de s’inquiéter des moyens de soigner et de guérir. En revanche, je crois utile, ne serait-ce que pour éviter les récidives, de démontrer que le désastre sanitaire, économique et social dont le monde développé est atteint n’avait rien d’inscrit dans aucun « système », et rien non plus de fatal. Enfin je ne crois pas malséant de rappeler, à l’encontre des discours angélistes qui présentent comme une « chance » l’épreuve d’une pandémie d’une gravité sans précédent depuis la grippe espagnole de 1917, qu’il s’agit bel et bien d’une catastrophe, dont il faudra réparer les conséquences dès que la page aura été tournée.

Non, cette situation n’était pas une fatalité, et avis en soit donné à ceux qui seraient tentés d’en tirer les conclusions en donnant l’avantage aux régimes autoritaires, au détriment des régimes démocratiques. La diffusion mondiale du nouveau rétrovirus n’aurait pas explosé si elle avait été l’objet d’un traitement immédiat par une nation totalitaire, la Chine, dès le premier cas recensé dans le Wuhan le 17 novembre 2019. Rien n’excuse que la Chine ait attendu le 31 décembre suivant pour en informer l’OMS, et que l’OMS, largement tributaire de ce pays sur le plan de ses finances, ait attendu à son tour le 23 janvier 2020 pour relayer l’alerte, et le 30 janvier, soit plus de 2 mois après le déclenchement de la pandémie, pour déclarer l’urgence, et encore en s’opposant à un resserrement des contrôles aux frontières. Mais cela n’excuse pas non plus la lenteur avec laquelle les mesures nécessaires de prophylaxie ont été mises en place en Europe et plus particulièrement dans notre pays.

Alors, par exemple, que le Comité d’urgence de l’OMS demandait, le 17 janvier aux États d’initier des « mesures fortes pour détecter la maladie à un stade précoce, isoler et traiter les cas, retracer les contacts et promouvoir des mesures de distanciation sociale proportionnelles au risque », la France a attendu plus de deux mois pour répondre concrètement à cet appel. L’Allemagne a su engager son protocole de tests dès ce 17 janvier. A la mi-avril, la France officielle s’obstine à refuser de généraliser ces tests, et n’en a du reste toujours pas les moyens. Notre pays s’est également distingué en étant le seul de l’espace Schengen qui n’ait pas suspendu ses visas avec la Chine dès le 1er février. De même, en dépit des avertissements de l’OMS, il a maintenu le match Lyon-Turin qui rassemblait le 26 février 3 000 supporters venus d’Italie, où la diffusion du virus était fulgurante. Le 10 mars, la veille du jour où l’OMS s’est enfin décidée à déclarer officiellement l’état mondial de pandémie, le Président de la République française se dotait d’un Conseil scientifique, dont le premier souci a été de s’abriter derrière la limite juridique de ses compétences en se gardant de formuler un avis défavorable au maintien du premier tour des élections municipales, tenues, comme prévu, le 15 mars.

Le 16 mars, l’OMS insistait de nouveau sur le message suivant dont, rétrospectivement, la résonance est cruelle pour le gouvernement français : « testez, testez, testez ! Isolez les personnes positives et remontez leurs chaînes de contacts ». « Vous ne pouvez pas combattre un incendie les yeux bandés. Et nous ne pourrons pas stopper cette pandémie si nous ne savons pas qui est infecté. ». Le 17 mars, à 12 heures, le chef de l’Etat se résignait à annoncer l’entrée en vigueur en France d’un protocole de surveillance généralisée des déplacements, en parlant de « guerre », mais sans toutefois prononcer le mot « confinement ». Près d’un mois plus tard au moment où j’écris ces lignes, le stock de masques, les moyens de test nécessaires et plus gravement encore les respirateurs nécessaires pour lutter contre le virus et maintenir en vie les malades les plus gravement atteints, sont toujours insuffisants. Je n’aurai pas la cruauté de mettre en regard de ce décalage désastreux entre les traitements disponibles et les contraintes imposées, qui entretiennent les ressentiments, et plus gravement encore entre les promesses et les réalités, qui ne peuvent pas ne pas apparaître rétrospectivement comme autant de mensonges d’État. Je renvoie pour cela le lecteur à la chronologie imparable, hélas, publiée sur le site de Mediapart en avril 2020.

Certes, on peut soutenir, à l’honneur des médecins et des services de santé mobilisés depuis le début de cette pandémie, qu’on a vu se développer depuis le début de l’alerte un effort de recherche sans précédent. À peu près toutes les pistes sont suivies par les virologues et les épidémiologistes, notamment, à date récente, celle d’une moindre vulnérabilité au Covid-19 dans les pays où le BCG, le vaccin de la tuberculose est généralisé. C’est ainsi que le ministre de la santé tunisien vient de rendre récemment à ce titre un hommage de reconnaissance à la mémoire de Bourguiba ! Mais pourquoi aurait-il fallu attendre la mi-avril pour que le président de la République française reconnaisse publiquement l’intérêt de « tester », faute d’autres traitements reconnus, le « protocole Raoult » (par combinaison de l’Hydroxychloroquine et de l’azithromycine) qui obtient apparemment des résultats à Marseille ? Sans même avoir recours à cette thérapie, ni à des solutions de confinement radical, comme en Corée du Sud, l’Allemagne propose à notre pays un modèle d’efficacité dont les mérites ont été jusqu’à présent étrangement escamotés, avec une unanimité qui est à elle seule un symptôme de mauvaise conscience, dans les déclarations du gouvernement et les enquêtes des journalistes. La raison pour laquelle l’Allemagne, plus peuplée que la France, a eu à déplorer, à la mi-avril 2020, cinq fois moins de morts que notre pays, est une question qui ne pourra pas, tôt ou tard, ne pas être posée.

2) L’état d’urgence

Le problème soulevé par la promulgation de l’état d’urgence prend toute son acuité à la lumière des remarques qui précèdent. Dès lors que le confinement est une réponse apportée par défaut à la pandémie, il ne peut avoir de limite dans le temps. Déjà dans sa plus récente déclaration, le chef de l’État a annoncé que cette contrainte pourrait être prolongée, pour cause d’âge ou de fragilité, pendant plusieurs mois au-delà du 11 mai.

Or l’édiction de l’état d’urgence, en principe déclaré par décret en conseil des ministres, ne peut se justifier en démocratie que par la théorie des circonstances exceptionnelles, qui implique par définition une mise en parenthèse des droits fondamentaux, entre la date de sa mise en vigueur et la date de son expiration, sous le contrôle du pouvoir judiciaire et du parlement, dès que ce dernier peut de nouveau se réunir. La loi d’état d’urgence du 3 avril 1955, au début de la guerre d’Algérie, précisait par exemple que la prorogation de l’état d’urgence au-delà de douze jours ne pouvait être autorisée que par la loi. La loi organique d’urgence du 23 mars 2020 instaure un dispositif d’état d’urgence sanitaire, à côté de l’état d’urgence de droit commun prévu par la loi du 3 avril 1955. Ses dispositions sont valables pendant un an, jusqu’au 1er avril 2021.

Or « dans la mesure où l’épidémie de Covid-19 empêche ces juridictions de se réunir en formation collégiale, la loi organique suspend jusqu’au 30 juin 2020 le délai de trois mois au terme duquel le Conseil d’État et la Cour de cassation doivent transmettre, après examen, une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel ; ainsi que le délai de trois mois pendant lequel le Conseil constitutionnel se prononce sur une question transmise. Seule institution à avoir émis une réserve officielle sur ce sujet, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme « a estimé que n’étaient pas admissibles dans un État de droit les modalités d’adoption de dispositions attentatoires aux droits et libertés fondamentaux (liberté d’aller et venir, liberté de réunion, liberté de culte, liberté d’entreprendre, etc.), par simple arrêté du ministre des solidarités et de la santé sans aucun contrôle, ni examen préalable par le Conseil d’État ». Cela dit, la CNCDH, réputée généralement plus sourcilleuse sur ce sujet, « reconnaît néanmoins globalement le bien-fondé du dispositif de l’état d’urgence sanitaire, consciente du caractère inédit de la situation ».

Davantage, « elle approuve particulièrement les mesures destinées à protéger les personnes vulnérables : report de la fin de la trêve hivernale de deux mois ; dispositifs d’aide aux sans-abri ; prolongation de certains droits sociaux ; allongement de la durée de validité de titres de séjour pour les étrangers. » Enfin, dans sa lettre d’information du 6 avril 2020, elle « demande au pouvoir de prendre de nouvelles mesures en faveur des personnes les plus précaires, telles que notamment l’instauration d’un véritable pilotage national, par l’État, de l’aide aux personnes précaires, en particulier de l’aide alimentaire ; la création d’une cellule de crise sur la situation des personnes migrantes. »

Autant d’excellentes intentions qui n’en aboutissent pas moins, concrètement, à avaliser par un état de fait les atteintes portées par aux droits de l’homme par un gouvernement républicain qui, au nom de l’urgence sanitaire, ne respecte plus que les formes de l’Etat de droit.

3) « Le monde de demain » ?

Notre plus grand juriste, Jean Carbonnier, manifestait son scepticisme à l’égard de la sacralisation de l’État de droit en objectant que ce pouvait être un encouragement pour l’État à jouer avec le droit. Ce que je crains le plus de la crise actuelle, surtout s’il devait apparaître qu’elle aurait pu être facilement résolue, est, à la faveur de ce lâche soulagement, une réaction paradoxale : d’un côté, la perte par l’État du principal fondement de sa légitimité – sa qualité de garant du droit – dès lors que la principale conquête de la Ve République, la stabilité, ne sera pas devenue autre chose qu’un alibi de l’arbitraire ; de l’autre côté, le constat que la liberté n’est plus qu’une valeur relative par rapport au primat de l’urgence, selon le moment, le lieu, les circonstances, et que cet État dépouillé des fondements de sa légitimité n’en sera pas moins autorisé par une opinion sans unité ni repères à faire n’importe quoi. Ce disant, je ne fais pas autre chose que décrire les processus et les conditions qui, au siècle dernier, ont rendu possible l’avènement de sociétés totalitaires.

Il est banal de dire que le meilleur moyen de résister à cette pente est de former des citoyens éclairés et responsables. Cela n’implique pas une rupture, dont la plupart des commentateurs se gargarisent, mais nous renvoie au projet républicain édifié en Europe dans la perspective de plusieurs siècles, et qui rassemble les plus précieux de nos héritages. L’héritage des Lumières, à savoir la raison, qui distingue sans relativiser ; l’héritage de la République : l’esprit critique – dont Claude Lévi-Strauss me confia, à la lecture des Lieux de mémoire de Pierre Nora, que son réveil avait empêché l’école républicaine de devenir totalitaire ; l’héritage de la démocratie : la séparation des pouvoirs et des ordres ; l’héritage de l’histoire, qui nous met en garde contre les mythes qui aveuglent – le sauveur, le complot, la transparence ; l’héritage de la littérature, enfin, qui repose sur la culture du complexe et le rejet de l’uniformité.

Merci Monsieur Slama pour le temps que vous nous avez confié. Vous qui nous lisez, prenez soin de vous.

Mis à jour le 2 août 2022